Archive for April, 2007

1972

Monday, April 2nd, 2007

- Les chroniques de Roland Barthes parues dans Le Nouvel Obs entre 78 et 79 fonctionnent très bien pour les ateliers d’écriture que j’anime dans le cadre de ce projet. Elles ont donné un élan inattendu aux participants, où chacun s’est senti concerné, car ils doivent partir de leur expérience, de leur point de vue pour écrire. Barthes l’ayant fait lui-même, ces « petits riens » prennent alors une certaine valeur à leurs yeux, celle-là même de leur regard. D’autre part, les chroniques sont moins intimidantes que les Mythologies, qui, bien que travaillant sur des « objets » apparemment quotidiens, n’en sont pas moins de redoutables machines rhétoriques et idéologiques. La forme même de la chronique, brève et percutante, permet aux participants de les imiter facilement et de livrer une série de petits textes eux-mêmes très percutants sur leur quotidien ( « La journée de la femme. A quand la « journée de l’homme » ou de « l’animal de compagnie »). La formation particulière de ces “petits mondes” leur permet d’appréhender plus facilement leur environnement immédiat et d’en tirer des instantanés de vie très parlants sur aujourd’hui. Le résultat est tangible.

Nicolas Bigards

Nouveaux essais critiques
Y a-t-il des maximes formellement libres, comme on dit : des vers libres ? (II 1335) Quels sont ces blocs internes qui supportent l’architecture de la maxime ? (II 1336) Les termes et la relation de la maxime une fois décrits, a-t-on épuisé sa forme ? (II 1340) Quels sont ces realia qui composent l’homme ? (II 1342) Comment lire l’homme ? (II 1343) Comment l’homme peut-il être à la fois inactif et passionné ? (II 1344) Débarrassant l’homme de ses masques, comment, où s’arrêter ? (II 1345) Comment cette aristocratie désabusée aurait-elle pu se retourner contre son activité même, puisque cette activité n’était pas de travail mais d’oisiveté ? (II 1346) Grandet eût-il pu être avare (littérairement parlant), sans ses bouts de chandelles, ses morceaux de sucre et son crucifix d’or ? (II 1348) Quel rapport entre ces épreuves de force et la fragile efflorescence de l’anémone ou de la renoncule ? (II 1354) Voyez l’étonnante image de l’homme réduit à son réseau de veines ; l’audace anatomique rejoint ici la grande interrogation poétique et philosophique : Qu’est-ce que c’est ? Quel nom donner ? Comment donner un nom ? (II 1355) La poésie n’est-elle pas un certain pouvoir de disproportion, comme Baudelaire l’a si bien vu en décrivant les effets de réduction et de précision du hachisch ? (II 1356) Quoi de plus délicieusement casanier que le potager, avec ses murs clos, ses espaliers au soleil ? Quoi de plus heureux, quoi de plus sage que le pêcheur à la ligne, le tailleur assis à sa fenêtre, les vendeuses de plume, l’enfant qui leur parle ? (II 1357) Veut-on montrer comment sont fondues les statues équestres ? Quelle déraison pourrait atteindre cette limite (sans parler de la démystification violente qui réduit Louis XIV guerrier à cette poupée monstrueuse) ? (II 1358) Personne a-t-il jamais lu la Vie de Rancé comme elle fut écrite, du moins explicitement, c’est-à-dire comme une œuvre de pénitence et d’édification ? Que peut dire aujourd’hui à un homme incroyant, dressé par son siècle à ne pas céder au prestige des «phrases», cette vie d’un trappiste du temps de Louis XIV écrite par un romantique ? Comment l’œuvre pieuse d’un vieillard rhéteur, écrite sur la commande insistante de son confesseur, surgie de ce romantisme français avec lequel notre modernité se sent peu d’affinité, comment cette œuvre peut-elle nous concerner, nous étonner, nous combler ? On arrive peu à peu à expliquer une œuvre par son temps ou par son projet, c’est-à-dire à justifier le scandale de son apparition ; mais comment réduire celui de sa survie ? A quoi donc la Vie de Rancé peut-elle nous convertir, nous qui avons lu Marx, Nietzsche, Freud, Sartre, Genet ou Blanchot ? (II 1359) A quoi donc sert-elle (la littérature) ? A quoi sert de dire chat jaune au lieu de chat perdu ? d’appeler la vieillesse voyageuse de nuit ? de parler des palissades d’orangers de Valence à propos de Retz ? A quoi sert la tête coupée de la duchesse de Montbazon ? Pourquoi transformer l’humilité de Rancé (d’ailleurs douteuse) en un spectacle doué de toute l’ostentation du style (style d’être du personnage, style verbal de l’écrivain) ? Y a-t-il d’autres sentiments que nommés ? Par rapport à la difficulté d’être, dont elle est une observation continuelle, la Vie de Rancé est une œuvre souverainement ironique (eironeia veut dire interrogation) ; on pourrait la définir comme une schizophrénie naissante, formée prudemment en quantité homéopathique : n’est-elle pas un certain «détachement» appliqué par l’excès des mots (toute écriture est emphatique) à la manie poisseuse de souffrir ? (II 1367) Quel meilleur témoignage de fascination et de démystification que le pastiche ? (II 1369) Quel est donc l’accident, non point biographique, mais créateur, qui rassemble une œuvre déjà conçue, essayée, mais non point écrite ? Quel est le ciment nouveau qui va donner la grande unité syntagmatique à tant d’unités discontinues, éparses ? Qu’est-ce qui permet à Proust d’énoncer son œuvre ? En un mot ; qu’est-ce que l’écrivain trouve, symétrique aux réminiscences que le narrateur avait explorées et exploitées lors de la matinée Guermantes ? (II 1370) De quand datent et d’où viennent nos «cinq sens» ? (II 1374) Par où commencer ? (II 1384) Qu’y ferait-on, cependant, de ce roman (Dominique de Fromentin) où l’on ne mange ni ne fait jamais l’amour ? (II 1392) Le corps est-il donc absent de ce roman à la fois social et moral (deux raisons pour l’expulser) ? Quoi de plus charnel que de se mettre à genoux devant la femme aimée (c’est-à-dire se coucher à ses pieds et pour ainsi dire sous elle) ? N’est-il pas (Dominique) amoureux de la première personne qu’il rencontre lors de sa folle promenade, c’est-à-dire en état de crise (ayant bu le philtre), tout comme dans un conte populaire ? (II 1396) Ne consiste-il pas à irréaliser le référent et, si l’on peut dire, à formaliser à l’extrême le psychologisme (ce qui aurait bien pu, avec un peu d’audace, dépsychologiser le roman) ? (II 1399) «Je vous en supplie, dit Augustin à son élève, ne croyez jamais ceux qui vous diront que le raisonnable est l’ennemi du beau, parce qu’il est inséparable ami de la justice et de la vérité» : ce genre de phrase est à peu près inintelligible aujourd’hui ; ou, si l’on préfère donner à notre étonnement une forme plus culturelle : qui pourrait l’entendre, après avoir lu Marx, Freud, Nietzsche, Mallarmé ? (II 1400) De qui est l’histoire ? De qui est-ce l’histoire ? De quel sujet ? Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce vraiment cela, Aziyadé ? (II 1402) Mais alors, Aziyadé ? Est-ce vraiment elle, n’est-ce pas plutôt Stamboul (c’est-à-dire la «pâle débauche»), que Loti veut finalement choisir contre le Deerhound, l’Angleterre, la politique des grandes puissances, la sœur, les amis, la vielle mère, le lord et la lady qui jouent tout Beethoven dans le salon d’une pension de famille ? (II 1406) Quelle est donc la personne que le lieutenant Loti se souhaite à lui-même ? (II 1407) Mais où est l’Orient ? Cent ans plus tard, c’est-à-dire de nos jours, quel eût été le fantasme oriental du lieutenant Loti ? (II 1408) N’étaient ses alibis (une bonne philosophie désenchantée et Aziyadé elle-même), ce roman pourrait être très moderne : ne met-il pas en forme une contestation très paresseuse, que l’on retrouve aujourd’hui dans le mouvement hippy ? (II 1409) Y a-t-il image plus voluptueuse que celle de ce lit en dérive ? (II 1410) Ai-je bien dit - et cependant sans forcer - que ce roman vieillot - qui est à peine un roman - a quelque chose de moderne ? Et l’histoire elle-même, où est-elle ? Est-ce l’histoire d’un amour malheureux ? L’odyssée d’une âme expatriée, le récit feutré, allusif, d’une débauche à l’orientale ? (II 1411)
Textes
La «phrase» - en soi - ne serait-elle pas un savoir - le Savoir ? Et qu’est-ce qu’aujourd’hui le latin ? Quel parfum ? d’Eglise ? de Version ? de Médaille ? de Ruine ? En un mot : d’Origine ? (II 1432) Lorsqu’il se place devant l’œuvre littéraire, le poéticien ne se demande pas : qu’est-ce que cela veut dire ? D’où est-ce que ça vient ? A quoi est-ce que ça se rattache ? Mais, plus simplement et plus difficilement : comment est-ce que c’est fait ? (II 1433) Est-ce que nous sommes condamnés à l’adjectif ? (II 1436) Est-ce que nous sommes acculés à ce dilemme : le prédicable ou l’ineffable ? (II 1437) Est-ce que j’entends des voix dans la voix ? - Mais n’est-ce pas la vérité de la voix que d’être hallucinée ? L’espace entier de la voix n’est-il pas un espace infini ? (II 1439) Le symptôme, qu’est-ce, d’un point de vue sémiotique ? (II 1458) D’abord une question : existe-t-il médicalement des signes purs ? (II 1460) J’entends par là : existe-t-il, dans le tableau clinique général des maladies, un signe, par exemple, qui, à lui seul, suffit à dénoncer, à nommer un signifié, c’est-à-dire une maladie à l’exclusion de toute combinaison avec d’autres signes ? Peut-être à ce moment là, veut-on dire qu’on est en présence de ce signe typique qui, à lui seul, peut signifier au fond la spécificité même d’une maladie ? Comment traiter à la fois systématiquement, théoriquement et pratiquement - en un mot, opératoirement - les syntagmes figés ? (II 1461) Ici se pose une nouvelle question, à laquelle je ne puis malheureusement répondre, faute de connaissances médicales : comment pourrait-on définir linguistiquement, structuralement, les difficultés ou les erreurs de diagnostic ? Mais à quel moment précis de la combinatoire y a-t-il risque de difficultés ou d’erreurs ? (II 1462) Comment pourrait-il se faire qu’il y ait accord entre une science positive et une science idéologique, telle l’herméneutique ? Est-ce qu’une science positive peut s’identifier à une herméneutique, qui est tout de même engagée dans une certaine vision idéologique du monde ? Reste la question finale : la médecine d’aujourd’hui est-elle encore véritablement sémiologique ? (II 1464) Est-il permis de jouer sur les mots ? (II 1465) Le corps humain, appartenant au temps anthropologique, n’est-il pas immuable ? (II 1466) Pourquoi un texte séduit-il, qu’est-ce que la séduction d’un texte ? Le plaisir du texte est-il purement culturel ? Dépend-il de niveaux de culture ou est-il plus corporel et par conséquent entretient-il avec la culture un rapport dialectique comportant beaucoup de médiations ? (II 1479) Dans quel discours la science de la littérature va-t-elle s’exprimer ? (II 1483)

1971

Tuesday, April 10th, 2007

- J’étais plus inquiet quant à la réception de chroniques datant de trente ans par les lycéens. Mais ils ont très vite compris l’efficacité de l’exercice, comment c’est fait, comment c’est écrit, et l’intérêt critique de ces petits textes. L’immédiateté de la matière et l’empirisme dans lequel il puise leur capacité rétroactive d’analyse fait qu’ils se sont immédiatement sentis concernés et se sont emparés de la démarche. Ils réagissent, les commentent. Je m’aperçois, grâce à leurs réactions, que les textes n’ont pas pris une ride. Finalement, trente après, les protagonistes sont les mêmes, les enjeux aussi. Chirac, les lois anti-tabac, la rumeur (qui est devenue aujourd’hui le sentiment d’insécurité et comment certains politiques continuent à jouer sur « cette zone plus basse où s’agitent la bile et la peur »), les intellectuels… Trente ans plus tard, le décor est le même, les personnages aussi, les ressorts dramatiques sont toujours aussi efficaces. Rien n’a changé. On nous promet la rupture, pourtant les discours fonctionnent avec les mêmes ficelles.
Mais pourquoi s’étonne-t-on? Un philosophe n’avait-il pas montré que la qualité principale du peuple c’est qu’il oublie?
Mais la mémoire lui revient, comme la maladie vient troubler le silence des organes, lorsqu’il identifie un “retour”; le retour est normatif car tout d’un coup le pouvoir ne s’arrange plus de l’oubli et veut réveiller les “consciences décadentes”. Retour à la morale volontariste d’où s’élève le flot des impératifs : “Ne fumez pas!”.

Nicolas Bigards

Sade, Fourier, Loyola
N’est-ce pas un rite matérialiste que celui au-delà duquel il n’y a rien ? (II 1042) Qu’est-ce que théâtraliser ? (II 1043) Comment sont-ils, physiquement ces Sadianites ? Qu’est-ce donc qui fait le maître ? qu’est-ce qui fait la victime ? Est-ce la pratique de la luxure (puisqu’elle oblige à séparer les agents des patients), comme on le croit communément depuis que les lois de la société sadienne ont formé ce qu’on appelle le «sadisme» ? Mais qu’est-ce que l’érotisme ? (II 1058) A qui s’adresse ce troisième texte, cette parole élaborée par l’exercitant à partir des textes qui le précèdent ? (II 1071) La divinité recevra-t-elle la langue de l’exercitant et lui donnera-t-elle en retour une langue à déchiffrer ? (II 1072) Comment 3 peut-il égaler 4 ? (II 1074) Il s’agit de chasser toutes ces images flottantes qui envahissent l’esprit, tels «un vol désordonné de moucherons» (Théophane le Reclus) ou «des singes capricieux qui bondissent d’une branche à l’autre» (Ramakrishna) ; mais pour leur substituer quoi ? (II 1089) L’égalité ainsi accomplie au prix d’un travail dont les Exercices sont l’histoire, comment la divinité, dont c’est le rôle, va-t-elle incliner le fléau, marquer l’un des termes de l’élection ? (II 1092) En tout lieu où nous voyageons, en toute occasion où nous éprouvons un désir, une envie, une lassitude, une vexation, il est possible d’interroger Fourier, de se demander : qu’en aurait-il dit ? Que ferait-il de ce lieu, de cette aventure ? (II 1098) En Harmonie, qu’est-ce que cela donnerait ? Du temps de Fourier, rien du système fouriériste n’était accompli, mais aujourd’hui ? (II 1099) Comment soutenir le plaisir ? (II 1101) Fourier a choisi le Domestique contre le Politique, il a édifié une utopie domestique (mais une utopie peut-elle être autre chose ? une utopie peut-elle être jamais politique ? la politique n’est-elle pas : tous les langages moins un, celui du Désir ? (II 1102) Qu’ajouter à un discours qui essentialise son propos sous forme d’une dissertation approfondie ? Fourier parle quelque part du «mobilier nocturne». Que m’importe si cette expression est la trace d’un délire qui fait valser les astres ? Toute la poésie ne consiste-t-elle pas à libérer le mot de son contexte ? toute la «philologie» ne consiste-t-elle pas à l’y ramener ? De quoi sont-ils fait, ces charmes ? (II 1106) Où est Fourier, dans l’invention de l’exemple (les vielles poules marinées ?) dans l’indignation que le rire des autres provoque en lui ? Dans notre lecture, qui englobe à la fois le ridicule et sa défense ? Quel lecteur pourrait prétendre dominer un tel énoncé - se l’approprier comme l’objet d’un rire ou d’une critique, en un mot lui faire la leçon ? - au nom de quel autre langage ? Fourier veut déchiffrer le monde pour le refaire (car comment le refaire sans le déchiffrer ?) (II 1109) Pourquoi l’ellipse est-elle le hiéroglyphe géométral de l’amour ? la parabole celui de la paternité ? (II 1110) Pourquoi, par exemple, la girafe est-elle, en Association, le hiéroglyphe de la Vérité ? (II 111) Libéral ? (II 1112) Petit problème de socio-logique : pourquoi notre société considère-t-elle comme «normal» un nombre décimal et comme fou un nombre intra-décimal ? Jusqu’où va se loger la normalité ? Le mari est-il malheureux dans le ménage civilisé ? Qu’arrive-t-il aux femmes, après l’âge de dix-huit ans, en Harmonie ? (II 1115) La meilleure des subversions ne consiste-t-elle pas à défigurer les codes, plutôt qu’à les détruire ? (II 1129) Les mots (sexuels) de Sade sont aussi purs que les mots du dictionnaire (le dictionnaire n’est-t-il pas cet objet en deçà duquel on ne peut remonter et d’où l’on peut seulement descendre ? (II 1136) Pourquoi ne pas tester le «réalisme» d’un ouvrage en interrogeant, non la façon plus ou moins exacte dont il reproduit le réel, mais au contraire celle dont le réel pourrait ou ne pourrait pas effectuer ce que le roman énonce ? Pourquoi le livre ne serait-il pas programme, plutôt que peinture ? (II 1138) Face à l’épopée ou au conte, le roman n’est-t-il pas ce récit nouveau où la division du travail - des classes - se couronne d’une division des langages ? (II 1144) Que font tous ces héros picaresques, Juliette, Jérôme, Brisa-Testa, Clairwil et même Justine, sinon draguer ? Qu’est-ce qu’un paradigme ? (II 1148) Faut-il rappeler pourtant que le tableau vivant a été pendant longtemps un divertissement bourgeois, analogue à la charade ? (II 1150) Ce contrat solennel, rien ne dit d’ailleurs qu’il sera honoré : que peut valoir la promesse d’un libertin, sinon la volupté même de trahir ? Comment inventer le plaisir ? (II 1156) Qu’est-ce que le «printemps», celui que très réellement nous attendons avec impatience (et la plupart du temps avec déception) vers la mi-avril, formant alors des désirs de campagne, procédant à des achats de vêtements nouveaux, sinon le «Printemps» de Jean Aicard, qu’on nous dicta un jour à l’école ? (II 1157) Au fait, qui dénoncera l’imaginaire de nos linguistes ? (II 1158) Comment coudre (qui est toujours : recoudre, fabriquer, réparer) peut-il équivaloir : mutiler, amputer, couper, créer une place vide ? (II 1160) Que donnera-t-on à lire aux enfants des écoles : le poème de Baudelaire («Homme libre, toujours tu chériras la mer…») ou la confidence de Sade («J’ai toujours craint et détesté prodigieusement la mer…») ? (II 1169) Par quelle loi morale (ou ce qui serait pire : virile) la plus grande des subversions exclurait-elle la petite affectivité, celle qui s’attache aux animaux ? (II 1170) Mais que reste-t-il d’un sujet qui se soumet avec allégresse à la double inscription ? (II 1171)
Textes
Lorsqu’on a souhaité un théâtre politique éclairé par le marxisme et un art qui surveille rigoureusement ses signes, comment n’avoir pas été ébloui par le travail du Berliner ? Un théâtre à la fois révolutionnaire, signifiant et voluptueux, qui pouvait dire mieux ? (II 1181) De quelles articulations, de quels déplacements est fait le tissu mythique d’une société de haute consommation ? (II 1184) Arrivera-t-on à préciser une notion qui me paraît essentielle : celle de compacité d’un langage ? (II 1185) Comment parler d’Artaud ? (II 1186) Où est la nature dans l’homme ? Dans le biologique ? Où est donc le travail de la culture sur elle-même, où sont ses contradictions, où est son malheur ? Quelle portion de langage, moi, intellectuel, puis-je partager avec un vendeur des Nouvelles Galeries ? Sans doute, si nous sommes tous les deux français, le langage de la communication ; mais cette part est infime : nous pouvons échanger des informations et des truismes ; mais le reste, c’est-à-dire l’immense volume, le jeu entier du langage ? (II 1188) Comment donc aujourd’hui, dans notre société occidentale, divisée dans ses langages et unifiée dans sa culture, comment les classes sociales, celles que le marxisme et la sociologie nous ont appris à reconnaître, comment regardent-elles vers le langage de l’Autre ? Quel est le jeu d’interlocution (hélas, fort décevant) dans lequel, historiquement, elles sont prises ? (II 1190) Peut-on faire confiance au socialisme pour défaire cette contradiction, à la fois pour fluidifier, pluraliser la culture, et pour mettre fin à la guerre des sens, à l’exclusion des langages ? Il le faut bien ; quel espoir autrement ? (II 1191) En effet, de loin, c’est-à-dire à partir de notre cap occidental, la différence est-elle tellement importante entre une tête de Jivaro vivant et une tête de Jivaro réduite ? Comment peut-on assimiler le professeur au psychanalyste ? (II 1196) Qu’est-ce qu’une «recherche» ? Qu’est-ce qu’on trouve ? Qu’est-ce qu’on veut trouver ? Qu’est-ce qui manque ? Dans quel champ axiomatique le fait dégagé, le sens mis au jour, la découverte statistique seront-ils placés ? (II 1198) Mais ne peut-on «dépasser» le stéréotype, au lieu de le «détruire» ? (II 1200) Au nom de quoi ? Je parle au nom de quoi ? D’une fonction ? D’un savoir ? D’une expérience ? Qu’est-ce que je représente ? Une capacité scientifique ? Une institution ? Un service ? Imagine-t-on une situation plus ténébreuse que de parler pour (ou devant) des gens debout ou visiblement mal assis ? Qu’est-ce qui s’échange ici ? De quoi cet inconfort est-il le prix ? Que vaut ma parole ? Comment l’incommodité où se trouve l’auditeur ne l’amènerait-elle pas rapidement à s’interroger sur la validité de ce qu’il entend ? La station debout n’est-elle pas éminemment critique ? Et n’est-ce pas ainsi, à une autre échelle, que commence la conscience politique : dans le mal-aise ? (II 1202) D’où vient donc, alors, que ce texte-ci me préoccupe, qu’une fois fini, corrigé, lâché, il reste ou revient en moi à l’état de doute, et, pour tout dire, de peur ? N’est-il pas écrit, libéré par l’écriture ? (II 1203) Ce ne sont pas les rôles sociaux (à quoi bon se disputer l’«autorité», le «droit» de parler ?), mais les régions de la parole. Où est-elle ? Dans la locution ? Dans l’écoute ? Dans les retours de l’une et de l’autre ? (II 1204) La première (critique) a pour elle le droit du signifiant à s’éployer là où il veut (là où il peut ?) : quelle loi et quel sens, venus d’où, viendraient le contraindre ? Dès lors qu’on a desserré la loi philologique (monologique) et entrouvert le texte à la pluralité, pourquoi s’arrêter ? Pourquoi refuser de pousser la polysémie jusqu’à l’asémie ? Au nom de quoi ? (II 1205) Comment attribuer un sens de combat à ce qui ne vous concerne pas directement ? Comment le prolétariat pourrait-il déterminer, dans son sein, une interprétation de Zola, de Poussin, du pop, de Sport-Dimanche ou du dernier fait divers ? (II 1206) Comment évaluer la culture ? Selon son origine ? Selon sa finalité ? Selon la dialectique ? Mais qu’est-ce qui, au niveau du discours, distingue la dialectique du compromis ? Et puis, avec quels instruments ? Historicisme, sociologisme, positivisme, formalisme, psychanalyse ? (II 1207) Comment faire pour que les deux grandes épistémès de la modernité, à savoir la dialectique matérialiste et la dialectique freudienne, se rejoignent, se conjoignent et produisent un nouveau rapport humain (il ne faut pas exclure qu’un troisième terme soit tapi dans l’inter-dit des deux premiers) ? C’est-à-dire : comment aider à l’inter-action de ces deux désirs : changer l’économie des rapports de production et changer l’économie du sujet ? Ce travail d’ensemble passe par la question suivante : quel rapport y a-t-il entre la détermination de classe et l’inconscient ? Selon quel déplacement cette détermination vient-elle se glisser entre les sujets ? (II 1208) Sans fumer soi même (ne serait-ce que par l’incapacité bronchique d’avaler la fumée), comment être insensible à la bienveillance générale qui imprègne certains locaux étrangers où l’on fume le kif ? (II 1209) Comment classer Georges Bataille ? Cet écrivain est-il un romancier, un poète, un essayiste, un économiste, un philosophe, un mystique ? (II 1212) L’opinion courante (la doxa), constitutive de nos sociétés démocratiques, puissamment aidée par les communications de masse, n’est-elle pas définie par ses limites, son énergie d’exclusion, sa censure ? (II 1213) Etre moderne, n’est-ce pas connaître vraiment ce qu’on ne peut pas recommencer ? (II 1217) Est-ce de la Femme qu’il s’agit dans cette figuration obsessionnelle de la Femme (d’Erté) ? La Femme est-elle l’objet premier et dernier (puisque tout espace signifiant est circulaire) du récit mené par Erté, de carton en carton, depuis plus de cinquante ans, de l’atelier de Paul Poiret (vers 1913) à la télévision new-yorkaise (1968) ? La Femme de Erté est-elle au moins une essence ? Pourrions-nous parler sans une mémoire des signes ? Et n’avons-nous pas besoin d’un signe de la Femme, de la Femme comme signe, pour parler d’autre chose ? (II 1223) Faire d’un objet le sujet d’une peinture, n’est-ce pas toujours le fétichiser ? (II 1224) Pourquoi cet objet (que l’on a appelé, faute de mieux, une silhouette) ? Où conduit cette invention d’une Femme-Vêtement qui n’est pas cependant plus, et de loin, la Femme de Mode ? (II 1225) La chevelure ne reste-t-elle pas intacte sur le cadavre qui, lui, s’effrite et disparaît ? (II 1226) Qui nous pousse à nous souvenir avec insistance de ces Femmes-Lettres ? Voyez Samson et Dalila : rien à voir avec un alphabet ; et cependant les deux corps ne se logent-ils pas dans le même espace comme deux initiales entremêlées ? La série des peintures de tôle découpée (œuvre peu connue) n’a-t-elle pas l’homogénéité, la richesse de variation et l’esprit formel d’un alphabet inédit, qu’on aurait envie d’épeler ? (II 1228) Les couturiers ne sont-ils pas des poètes qui écrivent d’année en année, de strophe en strophe, le chant de gloire du corps féminin ? Le rapport érotique de la Femme et de la Mode ne va-t-il pas de soi ? (II 1229) Combien de morts, dans notre histoire, à commencer par celle de notre religion, pour un sens ? (II 1230) La métathèse : combien de fois (animé sans doute d’une irritation inconsciente contre des mots qui m’étaient familiers et dont pas conséquent je me sentait prisonnier) n’ai-je pas écrit sturcture (au lieu de structure), susbtituer (pour substituer) ou trasncription (pour transcription) ? (II 1234) Où est donc le bonheur de Erté (et le nôtre) ? (II 1236) Est-ce que la littérature peut être pour nous autre chose qu’un souvenir d’enfance ? Je veux dire : qu’est-ce qui continue, qu’est-ce qui persiste, qu’est-ce qui parle de la littérature après le lycée ? (II 1241) Qu’est-ce que cela veut dire pour une langue que commencer ? Quand commence un genre ? Qu’est-ce que cela veut dire quand on nous parle du premier roman français, par exemple ? (II 1244) Comment appeler ce code général des actions narratives, dont les unes apparaissent importantes, douées d’une grande densité romanesque (assassiner, enlever une victime, faire une déclaration d’amour, etc.) et les autres très futiles (ouvrir une porte, s’asseoir, etc.), de façon à le distinguer des autres codes de culture qui s’investissent dans le texte (cette distinction n’a évidemment qu’une valeur analytique, car le texte présente tous les codes mêlés et comme tressés) ? (II 1258) Que la simple nomination soit un critère suffisant de constitution du phénomène à observer peut paraître bien léger, laisse à la discrétion toute subjective de l’analyse, et, pour tout dire, peu «scientifique» ; n’est-ce pas dire à chaque suite : vous existez parce que je vous nomme ; et je nomme ainsi parce que tel est mon bon plaisir ? (II 1259) Qu’est-ce qui fait qu’un récit est «lisible» ? Quelles sont les conditions structurales de la «lisibilité» d’un texte ? (II 1263) Comment voyons-nous le style ? Quelle est l’image du style qui me gêne, quelle est celle que je souhaite ? La Forme peut-elle déguiser le Fond, ou doit-elle s’y asservir (au point de ne plus être alors une Forme codée) ? (II 1264) Y a-t-il, derrière l’énoncé, un signifié ? (II 1266) A-t-il, au sein de cette littérature, une fonction définie ? Ne parle-t-on pas du «flux de la parole» ? Quoi de plus familier, de plus évident, de plus naturel, qu’une phrase lue ? Le style est une distance, une différence ; mais par rapport à quoi ? (II 1267) Ecoutez une conversation : combien de phrases dont la structure est incomplète ou ambiguë, combien de subordonnées sans principale ou dont le rattachement est indécidable, combien de substantifs sans verbes, d’adversatifs sans corrélats, etc. ? Il nous manque, on le sait, une grammaire de la langue parlée (mais cette grammaire est-elle possible : n’est-ce pas la notion même de grammaire qui serait emportée par cette division de la communication ?) (II 1268) Qu’est-ce qui est permis dans un texte littéraire, mais ne l’est pas dans un article universitaire : inversion, clausules, ordre des compléments, licences syntaxiques, archaïsme, figures, lexique ? (II 1269) D’un côté, le signifiant n’est pas «profond», il ne se développe pas selon un plan d’infériorité et de secret ; mais, d’un autre côté, que faire de ce fameux signifiant sinon quelque chose comme : s’immerger en lui, plonger loin du signifié, dans la matière, dans le texte ? Comment s’enfouir dans du léger ? Comment s’étendre sans se gonfler et sans se creuser ? A quelle substance comparer le signifiant ? (II 1289) La sémiologie peut-elle permettre, par l’intermédiaire de la notion de connotation, de revenir à une sorte de sociologie de la littérature ? (II 1297) Peut-on concevoir maintenant un discours historique - qui ne se donnerait pas naïvement comme tel ? Quel pourrait-il être ? Quelles résistances rencontrerait-il ? (II 1299) (l’écriture et la lecture) Si on continue à les séparer (et cela est souvent très insidieux, très perfide, on est sans cesse ramené vers une séparation de l’écriture et de la lecture), que se passe t-il ? (II 1300) Qu’est-ce qu’un «milieu» ? (II 1309) Y suis-je seulement arrivé (à la critique littéraire) ? Ou, du moins, est-ce bien à la critique littéraire que je suis arrivé ? (II 1310) Ne peut-on concevoir la création d’une communauté telle (inouïe des religions elles-mêmes), que la solitude affreuse de la mort (éprouvée d’abord dans la peur de perdre ceux qu’on aime) y serait impossible ? N’y aura-t-il pas un jour une solution socialiste à l’horreur de la mort ? Quel marxiste aujourd’hui oserait s’écrier : «Et si la mort est bourgeoise, nous arrêtons la mort» ? (II 1323) Quant à Sade, l’a-t-on considéré comme le très grand écrivain qu’il est ? (II 1327)