1970
Saturday, May 5th, 2007- “Pourquoi donner le ténu, le futile, l’insignifiant, pourquoi risquer l’accusation de dire des « riens » ?”
Si l’exercice est d’apparence simple puisqu’il part d’une observation du quotidien, d’un petit fait, de sa description jusqu’au mécanisme sur soi-même et la délimitation de la sensation, c’est une écriture subjective de forme politique. Barthes l’explique par sa fulgurance, sommes de touches décisives, qui définit une forme « mineure », une forme « douce » contre le survoltage des écrits et de l’information médiatique. C’est aussi un garde-fou, une manière d’inviter les « écrivants » à ne pas tomber dans l’opinion, mais à faire un travail d’observation et de description. Sorte d’ascèse de réactivité critique dans l’arrêt suspensif et volontaire de la remarque de trop qui réunifierait sous l’opinion une réponse, morale.
Donc, exercice d’attention, la chronique barthésienne nous invite à noter ce qui, à un moment, nous retient, le fameux “puctum” de La Chambre claire, touche notre sensibilité et sollicite notre virtù d’être « présent » à ce moment-là. Les événements donnés par les médias passent par un filtre majoritaire, ce qui peut être reçu, compris et absorbé par le public. On retrouve à peu près toujours la même chose. Il y a une seule grille des intensités, ce qui fait « sensation ». Résister à ce pathos dans la sobriété du ténu, c’est faire travailler notre sensibilité à lutter contre la sensiblerie.
Nicolas Bigards
S/Z
Comment donc poser la valeur d’un texte ? Comment fonder une première typologie des textes ? Quel textes accepterais-je d’écrire (de ré-écrire), de désirer, d’avancer comme une force dans ce monde qui est le mien ? (II 557) D’abord où les trouver (les textes scriptibles) ? Mais les textes lisibles ? Comment différencier de nouveau cette masse ? (II 558) Qu’est-ce donc qu’une connotation ? (II 560) Une phrase, quelque sens qu’elle libère, postérieurement, semble-t-il, à son énoncé, n’a-t-elle pas l’air de nous dire quelque chose de simple, de littéral, de primitif : de vrai, par rapport à quoi tout le reste (qui vient après, au-dessus) est littérature ? (II 561) Oublier par rapport à quoi ? Quelle est la somme du texte ? (II 562) Combien de lectures ? (II 564) Sarrasine, qu’est-ce que c’est que ça ? Un nom commun ? un nom propre ? une chose ? un homme ? une femme ? (II, 565) Qui parle ? Est-ce une voix scientifique, qui, du genre «personnage», infère transitoirement une espèce «homme», à charge ensuite de la spécifier de nouveau en «castrat» ? Est-ce une voix phénoménale, qui nomme ce qu’elle constate, à savoir le vêtement somme toute masculin du vieillard ? (II 582) Que pourrait être une parodie qui ne s’afficherait pas comme telle ? C’est le problème posé à l’écriture moderne : comment forcer le mur de l’énonciation, le mur de l’origine, le mur de la propriété ? (II 585) Où, quand cette prédominance du code pictural dans la mimesis littéraire a-t-elle commencé ? Pourquoi a-t-elle disparu ? Pourquoi le rêve de peinture des écrivains est-il mort ? Par quoi a-t-il été remplacé ? Et puis : si littérature et peinture cessent d’être prises dans une réflexion hiérarchique, l’une étant le rétroviseur de l’autre, à quoi bon les tenir plus longtemps pour des objets à la fois solidaires et séparés, en un mot : classés ? Pourquoi ne pas annuler leur différence (purement substantielle) ? Pourquoi ne pas renoncer à la pluralité des «arts», pour mieux affirmer celle des «textes» ? (II 592) De ces deux codes, référés simultanément à travers les mêmes mots (le même signifiant), l’un est-il plus important que l’autre ? Ou plus exactement : si l’on veut «expliquer» la phrase (et partant le récit), faut-il décider pour un code ou pour l’autre ? Doit-on dire que l’hésitation du narrateur est déterminée par la contrainte du symbole (qui veut que le castrat soit censuré), ou par la finalité du dévoilement (qui veut que ce dévoilement soit à la fois esquissé et retardé) ? (II 606) Que se passerait-il, si l’on exécutait réellement l’addio de Marianina, tel que le discours le décrit ? Bien plus : est-il seulement possible d’accomplir l’événement référé ? (II 608) Qu’est-ce qu’une suite d’actions ? le dépli d’un nom. Par quelles divisions s’établit ce change ? Qu’y a-t-il dans l’«Adieu», la «Porte», le «Don» ? Quelles actions subséquentes, composantes ? Selon quels plis fermer l’éventail de la séquence ? (II 609) Le Récit : monnaie d’échange, objet de contrat, enjeu économique, en un mot marchandise, dont la transaction, qui peut aller, comme ici, jusqu’au véritable marchandage, n’est plus limitée au cabinet de l’éditeur mais se représente elle-même, en abyme, dans la narration ? Contre quoi échanger le récit ? Que «vaut» le récit ? (II 614) Si l’on nous dit que Sarrasine avait «l’une de ces volontés fortes qui ne connaissent pas d’obstacle», que faut-il lire ? la volonté, l’énergie, l’opiniâtreté, l’entêtement, etc. ? (II 616) A quoi bon tenter de reconstituer un code culturel, puisque la règle d’ordre dont il dépend n’est jamais qu’un prospect (selon le mot de Poussin) ? Que savons-nous «naturellement» de l’art ? - «c’est une contrainte» ; de la jeunesse ? - «elle est turbulente», etc. (II 620) Que serait le récit d’un voyage où il serait dit que l’on reste sans être arrivé, que l’on voyage sans être parti, - où il ne serait jamais dit qu’étant parti, on arrive ou n’arrive pas ? (II 625) Comme frappée de terreur : qui parle ici ? (II 657) Le code culturel a en fait la même position que la bêtise : comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent ? Comment un code peut-il avoir barre sur un autre sans fermer abusivement le pluriel des codes ? (II 694)
L’Empire des signes
Comment pouvons nous imaginer un verbe qui soit à la fois sans sujet, sans attribut, et cependant transitif, comme par exemple un acte de connaissance sans sujet connaissant et sans objet connu ? (II 750) Pourquoi en Occident, la politesse est-elle considérée avec suspicion ? Pourquoi la courtoisie y passe-t-elle pour une distance (sinon même une fuite) ou une hypocrisie ? Pourquoi un rapport «informel» (comme on dit ici avec gourmandise) est-il plus souhaitable qu’un rapport codé ? (II 790) Qui salue qui ? (II 792) Le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? Le haïku (comme les innombrables gestes graphiques qui marquent la vie japonaise la plus moderne, la plus sociale) n’est-il pas de la sorte écrit «juste pour écrire» ? (II 803) Le trait excluant ici la rature ou la reprise (puisque le caractère est tracé alla prima), aucune invention de la gomme ou de ses substitut (la gomme, objet emblématique du signifié que l’on voudrait bien effacer ou dont, tout au moins, on voudrait bien alléger, amincir la plénitude ; mais en face de chez nous, du côté de l’Orient, pourquoi des gommes, puisque le miroir est vide ?) (II 806) Combien de haïku dans l’histoire du Japon ? (II 815)
Textes
Le fantasme musical ne consiste-t-il pas à se situer soi-même, comme sujet, dans le scénario de l’exécution ? (II 836) Se projeter en chef d’orchestre (rêve de combien d’enfants ? rêve tautologique de combien de chefs qui conduisent en proie aux signes de la possession panique ?) Qui (quel soliste, quel pianiste ?) joue bien Beethoven ? A quoi sert de composer, si c’est pour confiner le produit dans l’enceinte du concert ou la solitude de la réception radiophonique ? (II 837) Pourquoi tel récit est-il lisible ? Quelles sont les conditions de la lisibilité d’un texte ? Quelles en sont les limites ? Comment, pourquoi une histoire nous apparaît-elle douée de sens ? Y a-t-il vraiment une sorte de pré-récit, qui serait la réalité, le référent ; ensuite un récit, qui serait celui de Luc ; ensuite, le récit de tous les partenaires en les numérotant : récit 1, 2, 3, 4, etc. ? Est-ce qu’un texte possède en quelque sorte un signifié dernier ? Est-ce qu’en décapant le texte de ses structures on va arriver, à un certain moment, à un signifié dernier, qui, dans le cas du roman réaliste, serait «la réalité» ? (II 856) Pourquoi l’arrêter (une histoire racontée) à ce moment-là ? (II 857) Qu’est-ce que la théorie ? (II 860) Ne nous rappelle-t-on pas sans cesse qu’un livre «clair» s’achète mieux, qu’un tempérament communicatif se place facilement ? (II 861) Ionesco n’est-il pas, après tout, le Pur et Parfait Petit-Bourgeois Français ? (II 862) La lettre tue et l’esprit vivifie ? Les lettres servent à faire des mots ? (II 863) Dans les signes présentés, qui commence ? l’homme ou la lettre (II 864) Mais de quoi sont faites les lettres ? (II 865) Obtus veut dire : qui est émoussé, de forme arrondie ; or les traits que j’ai indiqués (le fard, la blancheur, le postiche, etc.) ne sont-ils pas comme l’émoussement d’un sens trop clair, trop violent ? Ne donnent-ils pas au signifié obvie comme une sorte de rondeur peu préhensible, ne font-ils pas glisser ma lecture ? (II 869) Comment décrire ce qui ne représente rien ? (II 878) Quelle place a-t-il (le troisième sens) dans la suite de l’anecdote, dans le système logico-temporel, sans lequel, semble-t-il, il n’est pas possible de faire entendre un récit à la «masse» des lecteurs et des spectateurs ? (II 880) Quelle plus belle histoire que celle d’Ivan, que celle de Potemkine ? (II 881) Où commence et où finit le sens ? (II 887) Qu’est-ce qu’un discours classique au sens très large du terme ? Par exemple un paragraphe de Balzac, de Stendhal, ou une strophe de Baudelaire, ou un paragraphe de Camus ou d’Homère ? (II 892) Quel est l’enjeu de ces quelques réflexions ou de ces problèmes ? (II 892) Y a-t-il des valeurs esthétiques ? Quelles sont-elles ? (II 900) Comment disputons-nous, aujourd’hui, dans nos écrits, dans nos colloques, dans nos meetings, dans nos conversations et jusque dans les «scènes» de la vie privée ? (II 922) Dans quelle mesure exacte et sous quelles réserves la science du langage a-t-elle pris en charge le champ de l’ancienne rhétorique ? Il y a eu d’abord passage à une psycho-stylistique (ou stylistique de l’expressivité) ; mais aujourd’hui, où le mentalisme linguistique est pourchassé ? (II 926) Par rapport au lieu, qu’est-ce que la Topique ? A quel «genre» rattacherons-nous la littérature ? art ? discours ? production culturelle ? Si c’est un «art», quelle différence avec les autres arts ? Combien de parties lui assigner et lesquelles ? Que nous inspire l’étymologie du mot ? son rapport à ses voisins morphologiques (littéraires, littéral, lettres, lettré, etc.) ? Avec quoi la littérature est-elle dans un rapport de répugnance ? l’Argent ? la Vérité ? (II 940) Quels sont les rapports «programmatiques» de l’Inventio et de l’Oratio ? (II 947) Pourquoi commencer par ceci plutôt que par cela ? Selon quelle raison couper par la parole ce que Ponge (auteur de Proèmes) appelle le «magma analogique brut» ? (II 949) Comment savoir qu’un discours se termine ? (II 950) Pourquoi cette furie de découpage, de dénomination, cette sorte d’activité enivrée du langage sur le langage ? Que faire des combinats stables de mots, des syntagmes figés, qui participent à la fois de la langue et de la parole, de la structure et de la combinaison ? (II 954) Qu’est-ce que le sens propre ? Comment le sens propre peut-il être le sens «naturel» et le sens figuré le sens «originel» ? Comment alors concilier l’origine «naturelle» des figures et leur rang secondaire, postérieur, dans l’édifice du langage ? (II 956) Ni une technique, ni une esthétique, ni une morale de la Rhétorique ne sont plus possibles, mais une histoire ? (II 958) Comment éviter cette évidence qu’Aristote (poétique, logique, rhétorique) fournit à tout le langage, narratif, discursif, argumentatif, qui est véhiculé par les «communications de masse», une grille analytique complète (à partir de la notion de «vraisemblable») et qu’il représente cette homogénéité optimale d’un métalangage et d’un langage-objet qui peut définir une science appliquée ? (II 959) Ne vous est-il arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d’idées, d’excitations, d’associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? Qu’est-ce donc que S/Z ? Balzac ne se définit-il pas précisément comme l’Inépuisable, celui dont on n’a jamais tout lu, sauf vocation exégétique ? (II 961) Ecrire, verbe intransitif ? (II 973) Mais s’agit-il vraiment d’intransitivité ? (II 978) Qu’est-ce que le savoir en littérature ? On sait avec certitude ce qui se produit si l’on amputait le corps social de La Divine Comédie ou d’Ulysse, que se passerait-il ? Ce serait sans doute regrettable, mais au nom de quel fonctionnement ? A vrai dire, on sait de moins au moins comment définir la littérature. Par sa structure, c’est-à-dire par la combinaison d’un contenu et d’une forme ? Par sa fonction, anthropologique ou sociale ? Par sa valeur (esthétique, morale, philosophique) ? (II 981) Pour nous en tenir à la société européenne, quelle a été, quelle est la fonction économique de la littérature ? Quel type de marchandise peut bien représenter l’œuvre, le poème ? Pourquoi l’échange-t-on ? Quels sont les rapports de la production littéraire (celle des écrivains) et de la classe au pouvoir ? (II 982) Quelle peut être la fonction d’une Encyclopédie littéraire ? (II 983) Pour moi, la question que je me suis posée (mais je n’ai pas attendu Balzac pour cela) était : à partir d’une réflexion aussi radicale sur l’écriture, sur le lisible, qu’est-ce que nous pouvons faire tout de même de ces textes d’autrefois que nous pouvons lire avec un investissement symbolique extrêmement riche, mais qui, de par leur langage historique, n’entrent plus dans une théorie moderne du signifiant et de l’écriture ? Je ne me demande plus : «A-t-on le droit de parler d’une façon nouvelle, de Racine ?», mais simplement : «Peut-on parler de Balzac ou de Racine ?», c’est-à-dire «Peut-on appliquer des concepts, des instruments de pensée et de langage immergés dans la modernité à des textes dits lisibles, des textes de notre culture classique ?» (II 994) Décidons-nous de travailler à une communication avec un public qui à l’origine n’est pas le nôtre ? Décidons-nous une tactique d’exploration de publics nouveaux, bien entendu, sans complaisance ni recherche d’expressions faciles ? (II 997) Est-on sûr d’ailleurs que le dernier Lacan attribue une place aussi décisive que vous le pensez à l’Å’dipe ? (II 1012) Les historiens et les psychologues littéraires en auraient-ils été plus satisfaits que de mon silence ? (II 1012) Pourquoi raconte-t-on des histoires ? Pour s’amuser ou pour se distraire ? Pour «instruire», comme on disait au XVIIe siècle ? Une histoire reflète-t-elle ou exprime-t-elle une idéologie au sens marxiste ? (II 1017) Il n’est pas exclu qu’on puisse le faire (l’analyse) sur le langage lui-même, mais ce langage lui-même, où pourrait-on le saisir ? (II 1034)