La difficulté : cinq jours de répétition. Quel fil relie tous ces fragments ? Nous n’avons pas le temps de faire l’épreuve du plateau. Trop peu de jours de répétitions. Il faut donc arriver avec une partition quasi définitive dès le premier jour. Comment trouver un régime propre au théâtre pour traiter ces textes où l’écriture est une distance ?
Il faut trouver le principe d’«écriture», le levier, le point archimédique qui engagerait mon basculement du livre vers le plateau. Double difficulté : foisonnement des centres d’intérêt et épuisement dans la question. Le fragment comme dramaturgie à sauts et à gambades, mais à organiser malgré tout, pas aléatoire, sinon cela devient gratuit. Quoi, lorsqu’on met des fragments à la suite, nulle organisation possible ? Que veut dire une suite pure d’interruptions ?
Les plans de l’ébauche d’un roman laissés par Barthes offrent une trame possible. Les thèmes rassemblent un certain nombre de «soucis» barthésiens. Du deuil à l’écriture. Ce roman qu’il n’a jamais pu écrire. Nous avons donc suivi un des plans de la Vita Nova.
Ces moments à la MC, ces moments de lectures, sont aussi l’occasion de travailler autrement, d’essayer des choses, de les tester, d’en montrer des ébauches aux spectateurs.
Cinq jours de répétitions. C’est une lecture, cela devra rester une lecture, sinon on risque le malentendu avec le public. Pourtant, je ne peux me résoudre à une simple lecture avec table et carafe d’eau. J’ai besoin d’espace, que ca s’inscrive dans du «plan», que cela se déploie, s’étende. Chantal me propose une forme «déambulatoire», entre le défilé de mode et l’allée des Antiques Péripatéticiens. Un penseur en bonne santé, c’est un penseur qui marche (Nietzsche). La petite inquiétude du passage à l’oralité, une inconnue : est-ce que la langue de Barthes passe la rampe ? Après le premier effet d’étrangeté, le «très écrit», Jacques et Benoît, même si certaines choses leur ont échappé, sentent malgré tout la force d’une pensée et la beauté d’une langue. L’intuition de la partition trouve enfin un écho dans celle des comédiens. Ils vont, ils ont envie, de défendre les textes. Ca glisse, c’est évident. Je me rends compte cependant de la dimension mélancolique de la partition, et l’humeur s’en ressent. Un ton un peu grave, ou solennel, ou professoral. J’aime ce temps. Les silences de Barthes durant les déjeuners en tête-à-tête avec les amis. Le taiseux. La solitude devant l’œuf mayonnaise au Flore. J’accentue deux régimes différents entre Benoît et Jacques.
Autre difficulté pour moi en ce moment: le blog. Se relire avant de publier? La tentation de reprendre, d’amender, de corriger, de compléter une pensée sommaire, parcellaire.
Ce que j’écris, suis-je sûr de pouvoir le supporter huit jours plus tard, à jeun ? Cette phrase, cette idée (cette idée-phrase) qui me contente quand je la trouve, qui me dit qu’à jeun elle ne m’écoeurera pas ? Comment interroger mon dégoût (le dégoût de mes propres déchets) ? Comment préparer la meilleure lecture de moi-même que je puisse espérer : non pas aimer, mais seulement supporter à jeun ce qui a été écrit ?
S. relisant son journal, le corrige, rectifie des formules, arrange sa pensée. Je m’en étonne : «Alors ce n’est plus toi au moment où tu as écrit cela qu’on lira, mais toi au moment où tu corriges» lui dis-je. Pour elle, le journal intime n’est pas une opération de déchargement, mais une opération qui se rajoute non pas à soi-même, mais au monde. Elle exprime quelque chose en extension à elle-même, dans une autre dimension. Donc, elle a droit de l’améliorer. Ce n’est jamais une intimité, mais une extension, c’est une façon d’être entourée d’extension virtuelle de soi, c’est une vie en plus du «moi», une intimité toujours au-devant-d’elle-même. Ca n’aide pas, mais c’est une liberté, ca ne colle pas à soi, mais ça crée un espace. Entre le «moi» et ce que elle a écrit, elle a créé son espace. Le moi ne préexiste pas à son journal. Ce n’est pas le «moi» qui s’épanche, mais un «ça» qui créé une virtualité du «moi» et qui existe en tant que tel, créant ainsi une simultanéité entre la virtualité du moi et son existence. Ce n’est pas un journal intime au sens narcissique, comme le journal intime de la jeune fille qui se (la) raconte. Chez l’écrivain, il n’y a que le journal qui rend certain du moi, mais on ne devrait pas appeler ça un journal intime, mais peut-être un «journal d’identité».
Nicolas Bigards
Roland Barthes par Roland Barthes
Le mondain, le casanier, la sauvage : n’est-ce pas la tripartition même du désir social ? (III 90) L’écriture n’a-t-elle pas été pendant des siècles la reconnaissance d’une dette, la garantie d’un échange, le seing d’une représentation ? (II 102) L’ennui serait-il donc mon hystérie ? (III 108) D’où vient donc cet air-là ? La Nature ? Le Code ? (III 118) Mais je n’ai jamais ressemblé à cela ! - Comment le savez-vous ? Qu’est-ce que ce «vous» auquel vous ressembleriez ou ne ressembleriez pas ? Où le prendre ? A quel étalon morphologique ou expressif ? Où est votre corps de vérité ? (III 120) Qu’est-elle (la bêtise) ? Peut-être avons-nous envie de nous mettre dans le tableau ? Qu’est-ce qui, dans les pratiques de la jeune fille bourgeoise d’autrefois, excédait sa féminité et sa classe ? Quelle était l’utopie de ces conduites ? (III 134) Sacrifier sa vie langagière au discours politique ? Comment dès lors tolérer sans deuil que le politique rentre lui aussi dans le rang des langages, et tourne au Babil ? (III 135) Beaucoup de textes d’avant-garde (encore impubliés) sont incertains : comment les juger, les retenir, comment leur prédire un avenir, immédiat ou lointain ? Plaisent-ils ? Ennuient-ils ? (III 136) Ne sais-je pas que, dans le champ du sujet, il n’y a pas de référent ? Contemporain de quoi ? (III 137) A quoi m’en tenir sur le désir de l’autre, sur ce que je suis pour lui ? Ne serait-il pas possible de jouir de la culture bourgeoise (déformée), comme d’un exotisme ? (III 140) Pour détruire, en somme, il faut pouvoir sauter. Mais sauter où ? dans quel langage ? Dans quel lieu de la bonne conscience et de la mauvaise foi ? (III 143) Où suis-je parmi les désirs ? Où en suis-je du désir ? (III 144) Un brin de sentimentalité : ne serait-ce pas la dernière des transgressions ? la transgression de la transgression ? (III 145) Qui sait si cette insistance du pluriel n’est pas une manière de nier la dualité sexuelle ? (III 147) Mais ce qui se répète est parfois bon ? Le thème, qui est un bon objet critique, c’est bien quelque chose qui se répète ? (III 149) Par rapport aux systèmes qui l’entourent, qu’est-il ? (III 151) A quoi sert l’utopie ? (III 153) De quel contemporain vouloir copier, non l’œuvre, mais les pratiques, les postures, cette façon de se promener dans le monde, un carnet dans la poche et une phrase dans la tête (tel je voyais Gide circulant de la Russie au Congo, lisant ses classiques et écrivant ses carnet au wagon-restaurant en attendant les plats ; tel je le vis réellement, un jour de 1939, au fond de la brasserie Lutétia, mangeant une poire et lisant un livre) ? La linguistique doit-elle s’occuper du message ou du langage ? C’est-à-dire en l’occurrence de la nappe de sens telle qu’on la tire ? Comment appeler cette linguistique vraie, qui est la linguistique de la connotation ? (III 154) L’écriture me soumet à une exclusion sévère, non seulement parce qu’elle me sépare du langage courant («populaire»), mais plus essentiellement parce qu’elle m’interdit de «m’exprimer» : qui pourrait-elle exprimer ? (III 161) Comment parler de qui, à qui on l’aime ? Comment faire résonner l’affect, sinon à travers des relais si compliqués, qu’il en perdra toute publicité, et donc toute joie ? (III 161) Combien de fois le discours universel n’a-t-il pas employé cette expression : «un ami dévoué» ? (III 163) Pourquoi la science ne se donnerait-elle pas le droit d’avoir des visions ? (Bien souvent, par bonheur, elle le prend.) La science ne pourrait-elle devenir fictionnelle ? Ces grenadiers amoureux, mélancoliques, de quel langage tiraient-ils leur passion (peu conforme à l’image de leur classe et de leur métier) ? Quels livres avaient-ils lus - ou quelle histoire entendue ? Emmêlement du corps et du langage : lequel commence ? (III 164) Comment est-ce que ça marche, quand j’écris ? Qui est plus important, historiquement : Fourier ou Flaubert ? Ecrire par fragments : les fragments sont alors des pierres sur le pourtour du cercle : je m’étale en rond : tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? (III 165) Quoi, lorsqu’on met des fragments à la suite, nulle organisation possible ? Que veut dire une suite pure d’interruptions ? Dès lors le but de tout ceci n’est-il pas de se donner le droit d’écrire un «journal» ? Ne suis-je pas fondé à considérer tout ce que j’ai écrit comme un effort clandestin et opiniâtre pour faire réapparaître un jour, librement, le thème du «journal» gidien ? (III 167) La boisson serait-elle une bonne tête de lecture (tête chercheuse d’une vérité du corps) ? Le bon vin n’est-il pas celui dont la saveur se décroche, se dédouble, en sorte que la gorgée accomplie n’ait pas tout à fait le même goût que la gorgée amorcée ? (III 168) Etre gaucher, cela veut dire quoi ? Peut-on - ou du moins pouvait-on autrefois - commencer à écrire sans se prendre pour un autre ? (III 170) Et si je n’avais pas lu Hegel, ni La Princesse de Clèves, ni Les Chats de Lévi-Strauss, ni L’Anti-Å’dipe ? N’avons-nous pas assez de liberté pour recevoir un texte hors de toute lettre ? Où commencent mes devoirs de lecture ? (III 172) Comment faire route avec l’avant-garde et ses parrains, lorsqu’on a le goût irénique de la dérive ? (III 173) Et pourtant (malice fréquente de toute accusation sociale), qu’est-ce qu’une idée pour lui, sinon un empourprement de plaisir ? Et s’il y avait, à titre de perversion seconde, une jouissance de l’idéologie ? (III 174) Cet horizon zoologique (de l’imaginaire) ne donne-t-il pas à l’imaginaire une précellence d’intérêt ? Est-ce que ce n’est pas là, épistémologiquement, une catégorie d’avenir ? (III 175) Qu’est-ce que l’influence ? Il faut donc distinguer les auteurs sur lesquels on écrit et dont l’influence n’est ni extérieure ni antérieure à ce qu’on en dit, et (conception plus classique) les auteurs qu’on lit ; mais ceux-là, qu’est-ce qui me vient d’eux ? (III 176) Ce que j’écris, suis-je sûr de pouvoir le supporter huit jours plus tard, à jeun ? Cette phrase, cette idée (cette idée-phrase) qui me contente quand je la trouve, qui me dit qu’à jeun elle ne m’écoeurera pas ? Comment interroger mon dégoût (le dégoût de mes propres déchets) ? Comment préparer la meilleure lecture de moi-même que je puisse espérer : non pas aimer, mais seulement supporter à jeun ce qui a été écrit ? (III 179) Je t’aime, je t’aime ! Surgit du corps, irrépressible, répété, tout ce paroxysme de la déclaration d’amour ne cache-t-il pas quelque manque ? Quoi ? Condamnés pour toujours au morne retour d’un discours moyen ? N’y a-t-il donc aucune chance pour qu’il existe dans quelque recoin perdu de la logosphère la possibilité d’un pur discours jubilatoire ? A l’une de ses marges extrêmes - tout près, il est vrai, de la mystique -, n’est-il pas concevable que le langage devienne enfin expression première et comme insignifiante d’un comblement ? (III 181) Mais la réponse jubilatoire, si par miracle elle survient, que peut-elle être ? Quel est le goût du comblement ? Ecrivant tel texte, il éprouve un sentiment coupable de jargon, comme s’il ne pouvait sortir d’un discours fou à force d’être particulier : et si toute sa vie, en somme, il s’était trompé de langage ? (III 182) Pourquoi si peut de goût et, si peu d’aptitude pour les langues étrangères ? Le rêve d’une syntaxe pure et le plaisir d’un lexique impur, hétérologique (qui mélange l’origine, la spécialité des mots) ? (III 183) Structuraliste, qui l’est encore ? Comment ce jour-là donner un sens à mon silence, puisque, de toutes manières, je ne peux parler ? (III 184) Puis-je aujourd’hui écrire comme Balzac ? (III 185) Quel droit mon présent a-t-il de parler de mon passé ? Mon présent a-t-il barre sur mon passé ? Quelle «grâce» m’aurait éclairé ? seulement celle du temps qui passe, ou d’une bonne cause, rencontrée sur mon chemin ? Il ne s’agit jamais que de cela : quel est le projet d’écriture qui présentera, non pas la meilleure feinte, mais seulement : une feinte indécidable (ce que dit D. de Hegel) ? Si l’on supprimait l’œdipe et le mariage, que nous resterait-il à raconter ? (III 187) Comment être dispos à volonté ? (III 188) La Doxa est oppressive, on le sait. Mais peut-elle être répressive ? (III 189) Voit-on le prolétaire ou le petit commerçant avoir des migraines ? Pourquoi, à la campagne (dans le Sud-Ouest), ai-je des migraines plus fortes, plus nombreuses ? Qu’est-ce que je refoule ? Mon deuil de la ville ? La reprise de mon passé bayonnais ? L’ennui de l’enfance ? De quel déplacement mes migraines sont-elles la trace ? Mais peut-être que la migraine est une perversion ? Je serais donc dans un rapport malheureux/amoureux avec mon travail ? Une manière de me diviser, de désirer mon travail et d’en avoir peur tout à la fois ? (III 190) N’y a-t-il pas toujours de l’éthique dans le politique ? Ce qui fonde le politique, ordre du réel, science pure du réel social, n’est-ce pas la Valeur ? Au nom de quoi un militant décide-t-il… de militer ? La pratique politique, s’arrachant justement à toute morale et à toute psychologie, n’a-t-elle pas une origine… psychologique et morale ? (III 193) Dans le lexique d’un auteur, ne faut-il pas qu’il y ait toujours un mot-mana, un mot dont la signification ardente, multiforme, insaisissable et comme sacrée, donne l’illusion que par ce mot on peut répondre à tout ? Comment le mot devient t-il valeur ? (III 194) Qui ne sent combien il est naturel, en France, d’être catholique, marié et bien diplômé ? (III 195) Michelet lui a donné l’exemple : quel rapport entre le discours anatomique et la fleur de camélia ? N’y a-t-il pas ne sorte de volupté à faire passer, comme un rêve odorant, dans une analyse de la socio-logique (1962), «la cerise sauvage, la cannelle, la vanille et le Xérès, le thé du Canada, la lavande, la banane» ; à se reposer de la lourdeur d’une démonstration sémantique par la vision des «ailes, queues, cimiers, panaches, cheveux, écharpes, fumées, ballons, traînes, ceintures et voiles dont Erté forme les lettres de son alphabet - ou encore, à insérer dans une revue de sociologie «les pantalons de brocart, les manteaux-tentures, les longues chemises de nuit blanches» dont se vêtent les Hippies ? Ne suffit-il pas de faire passer dans le discours critique un «rond bleuâtre de fumée» pour vous donner le courage, tout simplement… de le recopier ? (III 198) Comment écrire, à travers tous les pièges que me tend l’image collective de l’œuvre ? (III 199) Doit-il décrire sa situation dans un bar de Tanger ? (III 200) Les sciences humaines ne sont-elles pas étymologiques, recherchant l’étymon (origine et vérité) de tout fait ? (III 201) Pourquoi poser au rat des questions d’homme, puisque son «répertoire» est celui d’un rat ? Pourquoi poser à un peintre d’avant-garde des questions de professeur ? (III 202) En somme toutes les couleurs de la Nature ne viennent-elles pas des peintres ? (III 204) Bataille, en somme, me touche peu : qu’ai-je à faire avec le rire, la dévotion, la poésie, la violence ? Qu’ai-je à dire du sacré, de l’«impossible» ? (III 205) Il se souvient à peu près de l’ordre dans lequel il a écrit ces fragments ; mais d’où venait cet ordre ? Au fur et à mesure de quel classement, de quelle suite ? Chaque texte ne peut-il se définir par le nombre des objets disparates (de savoir, de sensualité) qu’il met en scène à l’aide de simples figures de contiguïté (métonymies et asyndètes) ? En ce qui concerne les rites, est-ce si désagréable d’être prêtre ? Quant à la foi, quel sujet humain peut prédire qu’il ne sera pas un jour conforme à son économie de croire - en ceci ou en cela ? C’est pour le langage que ça n’irait pas : le langage-prêtre ? (III 208) Qu’est-ce qui limite la représentation ? Ce qui pèse dans le panier (dans une scène de théâtre), ce n’est pas le linge, c’est le temps, c’est l’histoire, et ce poids-là, comment le représenter ? J’imagine une fiction : celle d’un sujet intellectuel qui déciderait de devenir marxiste et qui aurait à choisir son marxisme : lequel ? de quelle dominance, de quelle marque ? Lénine, Trotski, Luxembourg, Bakounine, Mao, Bordiga, etc. ? (III 213) Le sens ne s’impose-t-il pas de nature à l’acte ? Combien de scènes conjugales ne se rangent-elles pas sous le modèle d’un grand tableau de peinture : La Femme chassée, ou encore La Répudiation ? Comment oublier, portant, que la sémiologie a quelque rapport avec la passion de sens : son apocalypse et/ou son utopie ? (III 217) Que faire si le stéréotype passait à gauche ? Comment saurais-je que le livre est fini ? (III 220) Fin heureuse de la sexualité ? Les Chinois : tous le monde demande (et moi tout le premier) : mais où donc est leur sexualité ? Le matérialisme ne passerait-il pas par une certaine distance sexuelle, la chute mate de la sexualité hors du discours, hors de la science ? (III 221) Je ménage dans mon discours des fuites d’interlocution (ne serait-ce pas, finalement, toujours ce qui se passe lorsque nous utilisons le shifter par excellence, le pronom «je»?). Imagine-t-on la liberté et si l’on peut dire la fluidité amoureuse d’une collectivité qui ne parlerait que par prénoms et par shifters, chacun ne disant jamais que je, demain, là-bas, sans se référer à quoi que se soit de légal, et où le flou de la différence (seule manière d’en respecter la subtilité, la répercussion infinie) serait la valeur la plus précieuse de la langue ? Comment l’édifier (une linguistique de la valeur) en restant soi-même en dehors de la valeur, comment l’édifier «scientifiquement», «linguistiquement» ? (III 222) Pourquoi ne parlerais-je pas de «moi», puisque «moi» n’est plus «soi» ? (III 223) L’esthétique étant l’art de voir les formes se détacher des causes et des buts et constituer un système suffisant de valeurs, quoi de plus contraire à la politique ? (III 224) Mais lui-même ? N’entendait-il jamais sa propre surdité ? De là à se confier à l’écriture : n’est-elle pas ce langage qui a renoncé à produire la dernière réplique, vit et respire de s’en remettre à l’autre pour que lui vous entende ? Cette double amputation ne fait-elle pas de la musique ainsi manipulée un discours oppressif ? (III 226) Comment dois-je faire pour que chacun de ces fragments ne soit jamais qu’un symptôme ? Le propre du réel ne serait-il pas d’être immaîtrisable ? Et le propre du système ne serait-il pas de le maîtriser ? Que peut donc faire, face au réel, celui qui refuse la maîtrise ? (III 226) Combien de temps perdu à faire des programmes ? (III 228) Il avait le regret de ne pouvoir embrasser à la fois toutes les avant-gardes, atteindre toutes les marges, d’être limité, en retrait, trop sage, etc. ; et son regret ne pouvait s’éclairer d’aucune analyse sûre : à quoi résistait-il au juste ? Qu’est-ce qu’il refusait (ou plus superficiellement encore : qu’est-ce qu’il boudait) ici ou là ? Un style ? Une arrogance ? Une violence ? Une imbécillité ? (III 229) La Totalité tout à la fois fait rire et fait peur : comme la violence, ne serait-elle pas toujours grotesque (et récupérable alors seulement dans une esthétique de Carnaval) ? Ce serait donc cela, la Nature, Une absence… du reste ? La Totalité ? (III 232)
Textes
Comment pourrait-il accepter de donner un sens à un livre qui est tout entier refus du sens, qui semble n’avoir été écrit que pour refuser le sens ? Qu’est-ce que le sens d’un livre ? (III 253) L’Idéologique, c’est quoi ? Et l’Imaginaire ? Quoi, pas de vérité ? (III 254) N’y a-t-il pas des musiques hypnotiques ? Comment y entre-t-on (au cinéma) ? (III 256) Que veut dire le «noir» du cinéma (je ne puis jamais, parlant cinéma, m’empêcher de penser «salle», plus que «film») ? Dans ce cube opaque, une lumière : le film, l’écran ? (III 257) L’image filmique (y compris le son) c’est quoi ? Au fond, l’image n’a-t-elle pas, statutairement, tous les caractères de l’idéologique ? Le stéréotype n’est-il pas une image fixe, une citation à laquelle notre langage colle ? N’avons-nous pas au lieu commun un rapport duel : narcissique et maternel ? (III 258) Comment se décoller du miroir ? Par quelque recours au regard (ou à l’écoute) critique du spectateur ; n’est-ce pas cela dont il s’agit dans l’effet brechtien de distanciation ? Y aurait-il, au cinéma même (et en prenant le mot dans son profil étymologique), une jouissance possible de la discrétion ? (III 259) Qu’est-ce donc que cet éloignement, cette discontinuité qui provoque la secousse brechtienne ? Savez-vous ce qu’est une épingle japonaise ? Structuralement, qu’est-ce qu’une secousse ? Comment un discours subvertirait-il ces rapports ? (III 261) Sous l’alibi de l’under-ground, c’est toujours la drogue «en soi» qui est représentée, ses effets, ses méfaits, ses extases, son style, bref ses «attributs», non ses fonctions : permet-elle de lire d’une façon critique quelque configuration prétendument «naturelle» des rapports humains ? Où est la secousse de lecture ? (III 262) En effet d’où viendrait la critique du discours bourgeois, sinon de ce discours lui-même ? (III 263) Comment lutter contre la métonymie ? Comment, au niveau du discours, ramener la somme à ses parties, comment défaire le Nom abusif ? (III 264) Le cigare est un emblème capitaliste, soit ; mais s’il fait plaisir ? Doit-on ne plus le fumer, entrer dans la métonymie de la Faute sociale, refuser de se compromettre dans le Signe ? (III 267) Baudelaire ne faisait-il pas du H la source d’une précision inouïe ? Metz, dont le travail vient de si explicitement de la linguistique, ne nous dit-il pas, à sa manière, que l’erreur de cette science est de nous faire croire que les messages «s’échangent» - toujours l’idéologie de l’Echange- alors que le réel de la parole est précisément de se donner ou de se reprendre, bref de demander ? (III 268) Et si on y allait voir ? Si, tout d’un coup, l’on saisissait la métaphore - dérisoire à force d’être répétée - dans la lumière implacable de la Lettre ? (III 269) L’art ne commence-t-il pas quand on rend les objets intelligents ? (III 272) Qu’importait au fond que Berthe, Régina ou Hector (des personnages d’André Téchiné) dégénèrent corporellement, sous prétexte que la chronologie nous oblige à passer du Front Populaire à la Résistance ? Qu’avons-nous besoin de détruire des langages ? Et la légèreté, cette légèreté-là faite de vigilance et d’allégresse, c’est finalement quoi ? (III 273) Et la langue, elle, peut-elle bruire ? Quelle utopie ? (III 275) Suffit-il de parler tous ensemble pour faire bruire la langue, de la manière rare, empreinte de la jouissance, qu’on vient de dire ? (III 276) N’est-ce pas que Gérard Miller est tout simplement un historien ? (III 277) Ce qui démystifie la chèvre bucolique, n’est-ce pas le chapelet de «crottes de bique» qu’elle égrène en marchant et en mangeant ? Comment le savant aujourd’hui, doit-il parler ? comment peut-il parler ? (III 278) Ces deux puissances (le langage et le gastronomique) n’ont-elles pas le même organe ? Et puis largement le même appareil, producteur ou appréciateur : les joues, le palais, les fosses nasales, dont Brillat-Savarin rappelle le rôle gustatif et qui font le beau chant ? (III 285) N’a-t-il pas cette invention étonnante de classer les mouvements de la langue, lorsqu’elle participe à la manducation, à l’aide de mots étrangement savants ? Double jouissance ? Et la Mort ? Comment vient-elle dans le discours d’un auteur que son sujet et son style désignent comme le modèle même du «bon vivant» ? (III 286) Comment pourrait-il défendre en même temps le naturel rural (lait et fruits) et l’art culinaire qui produit les cailles truffées à la moelle et les pyramides de meringue à la vanille et à la rose ? Quelle idée Brillat-Savarin a-t-il du régime d’amaigrissement ? (III 287) Qu’est-ce que représenter, figurer, projeter, dire ? Qu’est-ce que désirer ? Qu’est-ce que désirer et parler tout en même temps ? Lorsque j’ai l’appétit d’une nourriture, est-ce que je ne m’imagine pas la mangeant ? Est-ce que, dans cette imagination prédictive, il n’y a pas tout le souvenir de nos plaisirs antérieurs ? (III 290) Certes, Werther ne dédaignait pas de se faire cuire des petits pois au beurre, dans sa retraite de Walheim ; mais le voit-on s’intéresser aux vertus aphrodisiaques de la truffe et aux éclairs de désir qui traversent le visage des belles gourmandes ? 1825, l’année de Brillat-Savarin, n’est-elle pas aussi l’année où Schubert compose son quatuor de La Jeune Fille et la mort ? (III 294) Mais le corps connaît-il des contraires ? (III 296) Qu’est-ce que le corps fait, lorsqu’il énonce (musicalement) ? (III 299) Comment dirais-je mon corps autrement qu’en images ? Cela s’inscrit en moi, mais je ne sais où : dans quelle région du corps et du langage ? (III 300) Est-ce que nous décourageons la lecture ? Est-ce qu’au contraire nous l’amoralisons ? (III 310) Est-ce que (la politique) est vraiment une activité, est-ce qu’elle n’est pas seulement un discours ? (III 325) Qui sait comment il faut lire Sade ? (III 328) Pourquoi est-ce qu’on ne dirait pas soi-même ce qu’on pense de ses propres livres ? (III 331) Ce roman (Roland Barthes par Roland Barthes) est-il «vrai» ? Ce que je dis là, est-ce vraiment ce que je pense ? Quel est ce «je» qui pense cela ? Une image ? (III 335) En fait, comment mettre de l’affect et du délicat, au sens où Sade l’entend ? (III 338) Est-il alors encore possible d’apprendre à lire ? Quel est le rôle spécifique de l’école ? (III 342) Comment pénètre-t-on le public ? (III 346) D’ailleurs, qui aurais-je montré ? C’est toujours le même problème : où est-ce que je suis, moi, je ? (III 352) Qu’est-ce que l’on fait avec cette langue presque morte, très singulière qu’est le français écrit ? (III 368) Que vais-je décider d’être ou de paraître ? Sérieux («Je vais lire Marx, Freud, Nietzsche») ? Affairé («Tout ce que je n’au pu lire dans l’année») ? Paradoxal («Rien du tout») ? Ecrivain en vacances («Des romans policiers») ? Subtilement kitsch («Madame de Sévigné») ? Comment échapper à ces images ? (III 370)